Au bonheur des nègres, les Antilles dans les yeux d’une voyageuse, Janet Schaw (1774)

 

Nous rencontrâmes les nègres en joyeuses bandes, en route vers la ville avec leurs marchandises. Ce fut l'un des plus beaux tableaux que j'aie vus jamais. Ils étaient tous vêtus de mousseline blanche: les hommes, en gilet et amples caleçons; les femmes, en jaquette et jupon. Les hommes avaient des chapeaux noirs; les femmes, des mouchoirs de gaze ou de soie arrangés en turbans. Hommes et femmes portaient sur la tête de jolies paniers d'osier blanc, qu'ils maintenaient en équilibre comme font nos laitières avec leurs seaux. Ces paniers contenaient les différents articles destinés au marché. (...) Ils marchaient dans un certain ordre et faisaient penser agréablement à un groupe de fidèles allant sacrifier à leurs dieux indiens.

(…)

Les nègres qui vont en troupe, sont triés de manière à s'assortir les uns aux autres en taille et force. Chaque groupe de dix nègres possède un surveillant, qui marche derrière eux en tenant un fouet court et un long. Horrible, détail entre tous, vous ne devinerez que trop facilement à quoi servent ces armes. Ils sont nus, hommes et femmes, jusqu'à la ceinture, et en toutes circonstances on peut voir où elles ont porté. Mais si affreux que cela doive paraître à un Européen sensible, je veux rendre aux créoles cette justice, qu'ils y répugneraient autant que nous s'ils pouvaient l'éviter, ce qui a été souvent tenté mais en pure perte. Lorsque l'on vient à mieux connaître la nature des nègres, l'horreur s'en dissipe. C'est la souffrance éprouvé par l'esprit humain qui forme le plus gros d'un châtiment, or chez eux elle est purement corporelle. Comme chez les animaux, il n'inflige aucune blessure à leur esprit, qui semble être fait pour les supporter et dont les souffrances ne s'accompagnent ni de honte ni de douleur au delà de l'instant présent. Lorsqu'ils sont en rangs réguliers, chacun est muni d'un petit panier qu'il monte sur le morne rempli de fumée et qu’il descend avec une charge de canne pour le moulin. Ils montent au trot et reviennent au galop, et si l'on ignorait la cruelle nécessité de cette vélocité, on les croirait les gens les plus gais du monde.

 

SCHAW (Janet), Journal of a lady of quality being the Narrative of a journey from Scotland, to the West Indies, North Carolina and Portugal, in the years 1774 to 1776 traduit par André Fayot dans SCHAW (Janet), Journal d'une personne de qualité, José Corti, Paris, 2008, p. 103, 121.

Texte original: [https://archive.org/details/journalofladyofq00scha]

 

Morne: désigne un relief d'une île ou d'un littoral, généralement une colline.

Créole: adjectif désignant les personnes nées dans une colonie d’au moins un parent métropolitain et par extension toute personne native des colonies européennes.